Association Place-Neuve
 
 






  Heidi mon désir
Par Serge Desarnaulds.
(photographie Denis Ponté)



Heidi-land

Voici un ouvrage publié en 1880 et répandu à des dizaines de millions d’exemplaires ; voici un livre traduit en plusieurs dizaines de langues ; voici ce qu’on nommera bientôt un best-seller dont il faut appréhender ici quelques raisons de son succès.

D’abord, le nom de l’héroïne semble suffire à tout attrait et peu de gens connaissent celui de l’auteur, Johanna Spyri (1829-1901) qui a voulu elle-même se soustraire à toute information la concernant et qui s’en est expliqué dans une correspondance avec soncompatriote, l’écrivain suisse Conrad Ferdinand Meyer.

Des défenderesses de la cause féminine ont analysé ce retrait de la femme écrivain dans la perspective d’une discrimination des sexes et elles ont élevé la petite Heidi en porte-drapeau : le héraut des valeurs libératrices que la femme cultive par son empreinte volontaire et involontaire, par l’impossibilité qu’éprouve quiconque s’approche d’elle à cerner les frontières de ses emprises également.

Par sa nature d’enfant sauvage et d’enfant sauveur, Heidi peut répondre à la gouvernante allemande qui lui demande quel est son nom de baptême : « Je ne sais plus ». Elle porte en effet le nom de sa défunte mère Adélaïde sans le savoir elle-même et dira par la suite à Clara, la demoiselle de Francfort en fauteuil roulant auprès de laquelle elle s’est rendue pour lui servir de compagne : « Je m’appelle Heidi, voilà ! » La jeune invalide s’étonnera : « … C’est la première fois que j’entends ce nom, mais il te va très bien. »

Certes, la discrétion de l’écrivain Johanna Spyri au XIX e siècle, comme le « petit nom » de la fillette, doivent être rapportés, entre autres, à l’oppression culturelle de la femme dans les villes et à la désignation familière, en milieu rural, marquant la situation de cet enfant sans parents ou plutôt soulignant la destinée anonyme d’une fille dont la proche famille veut se débarrasser.

Est-il plausible de découvrir de surcroît dans ce phénomène d’éloignement une spécificité de l’Helvète cultivant son isolement et s’ouvrant ainsi au monde par sa fermeture? Idée de réduit national, idée de secret bancaire: la méfiance et l'insécurité favorisent le repli et l'attraction. Serait-ce l’origine du goût helvétique pour le rapport fiduciaire que traduit l’excellence dont il fait preuve dans cette particularité de l’activité humaine et qui lui est universellement reconnue ?

Le Suisse aime se représenter par l’environnement. Les beautés du
paysage s’imposent, notamment dans les refrains que cette œuvre célèbre reprend : le bruissement des sapins, la lumière du soleil, le nid de l’aigle, tout ce qui constituera l’horizon poétique de Nietzsche venu se reposer et rencontrant Zarathustra à Sils Maria en Engadine, entre 1882 et 1884. (Il faut souligner que le livre Heidi a connu d’abord une immense diffusion en Allemagne).

Le Suisse aime être relié au chalet de J.-J. Rousseau tel que l’a décrit Julie dans La Nouvelle Héloïse : « … Il est un hameau solitaire qui sert quelquefois de repaire aux chasseurs et ne devroit servir que d’azile aux amans [...] sont épars assés loin quelques Chalets, qui de leurs toits de chaume peuvent couvrir l'amour et le plaisir, amis de la simplicité rustique. »

 
Le Suisse aime tout ce qui a produit
l’érotisme diffus que les curistes d’ici
et d’ailleurs apprécient dans la
plaine grisonne, à Bad Ragaz, une
station située non loin de Maienfeld,
haut lieu du roman. Aujourd’hui des
cars de Japonais et d’Indiens font
l’ascension pour atteindre l’alpage
de Heidi, les plus pressés ou les
moins sportifs se contentent de la
fontaine de Heidi, du chemin de
Heidi et du petit village de Heidi,
de la vraie demeure de Heidi.
L’imaginaire a produit une réalité
dépassant toute attente à la mesure
des plaisirs subtils.
fontaine de Heidi


  Si le Suisse aime se représenter par l’environnement et l’habitat, il aime surtout représenter autrui. Ce fut un mercenaire valeureux sur les champs de bataille, c’est un banquier heureux pour des combats plus secrets. Harder, un médecin suisse, a étudié la maladie dont ont souffert les soldats helvétiques engagés à l’étranger et qui sentaient leur ardeur militaire s’amenuiser lorsqu’ils chantaient le ranz des vaches ou des chèvres. Cette paralysie est communément nommée la nostalgie, au plus près du mot : le mal du pays.

En sous-sol, là où tout se traite, affaire d’argent ou affaire de cœur, là où le fromage de montagne s’associe à la vigne de la plaine, le carnotzet en béton lambrissé est l’endroit recherché. L’intimité du cœur de chacun s’ouvre alors soudainement : la nostalgie de la cabane en bois primitive pousse au partage archaïque de la viande crue (des Grisons). Le travailleur du secteur tertiaire s’y plaît et parle au paysan ; on cause avec sagacité de politique locale, de cultures et de femmes avec ou sans histoire.

La gloire du pays est aussi un aspect de la nostalgie qui s’empare du citoyen suisse lorsqu’il chante l’hymne national et ressent la majesté des mots simples et si extraordinaires qu’il prononce : « Sur nos monts quand le soleil annonce un brillant réveil et prédit du plus beau jour le retour… »

Maison de Heidi

Il faut aussi se demander dans ce rapport fiduciaire complexe par quel transport mental la représentation de Heidi – qui est un prénom très usité dans le catalogue des effeuilleuses (aux deux sens du mot) – permet à la Suisse de dépenser trois milliards de francs par année pour l’industrie du sexe selon une affirmation d’une vidéo spécialisée produite en 2006.

La figuration de la forte dame Helvetia sur les pièces de cinquante centimes, un franc et deux francs – une mère patrie dont la position altière et l’arme hodlérienne tendue inspirent à la fois confiance et réconfort – se conjugue avec l’imagerie élevée en même temps que souillée de la petite héroïne grisonne Heidi, devenue par son innocence la demi-sœur spirituelle du fils de Guillaume Tell (dont on voit la statue, père et jeune enfant mythiques de la Confédération « avançant le pied vers la victoire » à Altdorf, canton d’Uri). Ces montagnards des cantons suisses primitifs sont les héros tyrannicides de la Révolution française par le truchement de la pièce de Lemierre éponyme, devenue spectacle obligatoire à cette époque de bouleversements sociaux. La nature politique du citoyen revendiquant la liberté, l'égalité et la fraternité émane de la maturité primitive de l'homme faisant corps avec la nature.

Car Heidi transcrit en quelque sorte les moralités de Charles Perrault énoncées à la fin de sa Cendrillon : il faut avoir reçu la bonne grâce (ici le bon fond paysan) et il faut être entouré de parrains ou de marraines. Heidi est quasiment la mère fée de Clara, cette habitante des villes, immobilisée, dans laquelle nous nous reconnaissons ligotés, dressés. Heidi est dotée de la robustesse des purs. Orpheline et exilée, elle subit sa condition brutale d’enfant livrée à elle-même et elle s’en affranchit par sa candeur inaltérable. En dénaturant tous les liens délicats qu’elle noue avec le grand père, le jeune chevrier, l’amie allemande paralysée par des actes sexuels classés, nous découvrons l’outrance ordinaire comme un nouveau corset de nos désirs. La rêverie de la fille de campagne qui sait tout sans jamais n’avoir rien appris, tel le constructeur de chalets ayant vaincu sa peur de la montagne, accroît la saveur de l’ensemble comme le glaçage du jus de viande.


Serge Desarnaulds (*)
Photographies : © Denis Ponté
(*)
Maître d’enseignement de philosophie par ses études à la Sorbonne avec Vladimir Jankélévitch, Serge Desarnaulds est également compositeur de musique et dramaturge, membre de l’Institut suisse de Rome où il fonda le Festival international des compositeurs des Académies étrangères lorsque la Villa Medici était dirigée par Jean-Marie Drot.
On lui doit plusieurs ouvrages en collaboration notamment avec le photographe Denis Ponté, dont les derniers sont : Le chalet dans tous ses états : la construction de l’imaginaire helvétique, publication qu’il a dirigée, un livre rédigé par divers professeurs et historiens d’art. Et Genève – oser paraître : mentalités, goûts et mœurs au regard du théâtre, paru sous le nom de Serge Arnauld (Place-Neuve, éditeur).


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